Takagi Kenmyō,  Traductions

Takagi Kenmyô : Mon socialisme

Pendant l’ère Meiji, à une époque où les institutions bouddhiques soutiennent en grande majorité l’empereur et la politique nationaliste du Japon, quelques voix d’opposition s’élèvent. Une de ces voix est un prêtre de la branche Ôtani du Bouddhisme Jôdo Shinshû du nom de Takagi Kenmyô dont je souhaite vous présenter le texte « Mon socialisme », traduit pour la première fois en français.

Né en 1864, Takagi devient le prêtre principal du temple Jôsenji dans la préfecture de Wakayama. La plupart des membres de son temple étant des Burakumin, la classe de personne la plus discriminée au Japon, il découvre leur quotidien et décide de militer pour leurs droits. Il s’oppose également vivement à la prostitution d’état et à la guerre Russo-Japonaise.

Takagi payera de sa vie son opposition. En effet, il fait partie des anarchistes et socialistes arrêtés par le gouvernement japonais dans le cadre de l’affaire dite de « l’Incident de Haute Trahison » sous le motif présumé d’une tentative d’assassinat de l’empereur. Takagi sera condamné à mort mais sa peine sera finalement changée en peine de prison à vie. En soutient au gouvernement, son statut de prêtre lui sera retiré par le Higashi Honganji. Takagi finira par se pendre dans sa cellule en 1914.

L’implication de Takagi dans l’Incident de Haute Trahison n’est pas claire, en revanche on peut présumer que le principal motif de son arrestation était son lien avec d’autres activistes plus recherchés tels que Kôtoku Shûsui.

En 1991, le cas de Takagi fut réévalué par le Higashi Honganji qui lui rendit sont statut de prêtre et décida de faire tout son possible pour continuer le projet qu’il avait amorcé.

Ce texte de Takagi est un exemple intéressant d’engagement social basé sur les enseignements du Bouddhisme Jôdo Shinshû et c’est la raison pour laquelle je souhaite vous le présenter. Il apporte également un point de vue intéressant sur le lien entre l’éthique et le Jôdo Shinshû.

Mon socialisme – Takagi Kenmyô

Préface

Mon socialisme ne découle pas de celui de Karl Marx. Pas plus qu’il ne suit le pacifisme de Tolstoï. Je ne cherche pas à l’interpréter de manière scientifique, ni à le propager à travers le monde, comme le font messieurs Katayama, Kosen ou Shûshui (socialistes et anarchistes japonais les plus connus de l’époque). Cependant je dispose d’une foi qui n’est propre qu’à moi seul, et que j’ai couchée par écrit telle que je souhaite la mettre en pratique. Bien que mes amis, les lecteurs, puissent s’opposer à mes arguments et les tourner en ridicule, ce qui suit est quelque chose dont je suis fermement convaincu.

Texte principal

Je ne pense pas que le socialisme soit une théorie, mais plus une forme de pratique. Certaines personnes disent qu’il s’agit d’un appel prophétique aux réformes sociales, mais je pense que le socialisme n’est que le premier pas [vers de telles réformes]. Ainsi, nous espérons le mettre en pratique aussi largement que possible. Je pense que nous avons besoin de réformer notre système social au plus vite, et reconstruire la structure sociale entièrement à partir de zéro. D’autres personnes encore propagent le socialisme en tant que théorie politique. Cependant je considère le socialisme comme étant bien plus apparenté à la religion qu’à la politique. Si nous voulons réformer la société, nous devons dans un premier temps commencer par notre propre spiritualité. Par conséquent je souhaiterais présenter l’essentiel de ma foi et de ma pratique telles que je les comprends, et cela sans emprunter aux systèmes passés de ces socialistes qui sont mes soi-disant aînés.

Je vais discuter du socialisme en le divisant en deux parties. La première étant l’objet de ma foi et le deuxième le contenu de ma foi. La première partie sur l’objet de ma foi sera subdivisée en trois sections : 1) la doctrine, 2) l’enseignant et 3) la société. Ensuite je parlerai de la deuxième partie, le contenu de ma foi, qui sera subdivisée en deux sections : 1) révolution de notre façon de penser, et 2) action concrète.

Première partie : l’objet de ma foi

Première section : la doctrine

Qu’est-ce que j’entends donc par la doctrine, qui est mon premier thème relatif à l’objet de ma foi ? Il s’agit de Namu Amida Butsu. « Namu Amida Butsu » est un mot indien. Il s’agit vraiment de la voix salvatrice du Bouddha qui brille comme une lumière dans la nuit noire, nous protégeant tous avec la plus parfaite égalité. Même s’il apporte la paix et le confort aux intellectuels, universitaires, fonctionnaires et aux riches, la préoccupation majeure d’Amida est envers les gens ordinaires. [Namu Amida Butsu] est la puissante voix qui accorde la paix et le confort aux hommes et femmes ignorants.

Exprimé en japonais, [Namu Amida Butsu] est la voix qui nous demande de ne pas nous inquiéter parce que l’être transcendant de bonté universelle appelé Bouddha Amida va nous sauver, et de ne pas avoir peur car il nous protègera. Ah ! C’est bien Namu Amida Butsu qui nous donne force et vie !

Il s’agit vraiment de la Compassion transcendante absolue. Il s’agit de l’amour universel du Bouddha. Nous ne pouvons qu’être consterné par ceux qui se réjouissent en entendant que [Namu Amida Butsu] est un appel au meurtre. Cela ne fait que montrer que seules quelques personnes dans notre pays ont vraiment compris la religion ou Namu Amida Butsu.

En résumé, je pense que Namu Amida Butsu réfère à la paix et au confort, ainsi qu’au salut et à la joie offerts équitablement à tous. Comment pouvons nous comprendre ce Namu Amida Butsu comme un appel à soumettre l’ennemi ?

J’ai entendu plusieurs discours du Docteur Nanjô dans lesquels il encourageait son audience en leur disant : « si vous mourrez, vous irez dans la Terre Pure, donc [ne vous inquiétez pas pour votre vie et] attaquez l’ennemi ! »  Est-ce qu’il a ainsi réussi à développer un sentiment d’hostilité [au sein de son audience] ? [Si c’est le cas], n’est-ce pas déplorable ?

Deuxième section : l’enseignant

Deuxièmement, l’enseignant (ninshi 人師 – dont le sens est « l’enseignement des êtres humains) se reporte à mon idéal en termes de personne. Premièrement se trouve Shakyamuni (le Bouddha historique). Chacun de ses mots et chacune de ses phrases reflète sa théorie de l’individualisme. Mais qu’en est-il de sa vie ? Abandonnant son rang royal, il devient un moine mendiant (Shamon 沙門, Skt. Sramana), dans le seul but de guérir de la souffrance et donner de la joie aux gens. Il passa sa vie entière avec pour seuls possessions trois robes et un bol pour mendier, et mourut au pied de l’arbre Bodhi. Lorsqu’il mourut, même les oiseaux et les animaux en pleurèrent de tristesse. N’était-il pas un grand socialiste du domaine spirituel ? Il n’avait que faire du rang social. [A travers ses enseignements,] il réforma une partie du système social de son époque. En effet, on ne peut remettre en cause le fait qu’il réussit à changer de nombreuses choses.

Bien que je puisse mentionner un certain nombre d’enseignants de l’Inde et de la Chine, je vais m’en abstenir ici. Au Japon, des personnes comme Dengyô (伝教 – 767-822), Kôbô (弘法 774-835), Hônen (法然 1132-1212), Shinran (親鸞 1173-1262), Ikkyû (一休 1394-1481), ou Rennyo (蓮如 1415-1499) éprouvaient tous une profonde sympathie pour les gens ordinaires. En particulier, quand je me rappelle que Shinran parlant des « compagnons de pratique, marchant ensemble dans le même direction (ondôbô ondôgyô 御同朋御同行) et disant que « les titres vénérables de moine et prêtres sont utilisés pour désigner des serfs et serviteurs », je réalise qu’il n’était pas seulement plein de sympathie envers les gens ordinaires, mais qu’il était aussi, sans aucun doute, un socialiste qui avait accompli une vie de non-discrimination dans le domaine spirituel. A la lumière de ces différents points, je déclare que le Bouddhisme est la mère des gens ordinaires et l’ennemi de la noblesse.

Troisième section : la société

Troisièmement la société, qui se reporte au monde idéal. Qu’en pensez-vous tous ? Je considère la Terre Pure comme étant le lieu ou le socialisme est réellement pratiqué. Si Amida est doté des trente-deux marques (les marques majeures qui permettent de reconnaitre un Bouddha), alors les Bodhisattva débutants qui se réunissent [dans la Terre Pure] sont eux aussi dotés des trente-deux marques. Si Amida est doté des quatre-vingts marques mineures (les marques mineures qui permettent de reconnaitre un Bouddha), alors les Bodhisattva débutants qui se réunissent [dans la Terre Pure] sont aussi dotés des quatre-vingts marques mineures. Si Amida profite d’un repas délicieux, les êtres sentients [de la Terre Pure], eux aussi profitent d’un repas délicieux. Si Amida a atteint « l’unité sublime du corps d’accommodation et du corps de rétribution » alors les pratiquants eux aussi atteignent « l’unité sublime du corps d’accommodation et du corps de rétribution ». [Ceux qui sont nés dans la Terre Pure] acquièrent des pouvoir surnaturels identiques à ceux du Bouddha Amida – incluant la capacité de tout voir et tout entendre peu importe la distance, la capacité d’aller n’importe où à volonté, la capacité de connaitre les pensées des autres, la capacité de se remémorer leurs propres vies passées et celles des autres – et, réalisant que « l’esprit de Bouddha est l’esprit de la grande compassion », deviennent des êtres qui s’envolent constamment vers d’autres Terres dans le but de sauver ceux avec qui ils ont des liens Karmiques. C’est la raison pour laquelle on l’appelle la Terre Pure ou Terre de Félicité. En vérité, le socialisme est pratiqué dans cette Terre de Félicité.

Nous n’avons jamais entendu parler de personnes de la Terre Pure qui auraient attaqués d’autres Terres. Pas plus que nous n’avons entendu dire qu’ils auraient un jour fait la guerre au nom de la Justice. Ainsi, je suis contre la guerre [avec la Russie]. Je ne pense pas qu’une personne de la Terre Pure devrait prendre part à la guerre. [Il y en a cependant certains parmi les socialistes qui défendent la guerre (Takagi parle ici de Môri Saian 毛利柴庵, 1871-1938)].

Deuxième partie : le contenu de ma foi

Première section : la révolution de notre façon de penser

Je vais maintenant discuter de la première section relative au contenu de ma foi : la révolution de notre façon de penser. Les spécialistes [du Jôdo Shinshû] se querellent sur ce point, parlant de « prendre refuge [dans le Bouddha Amida] en un instant de pensé unique », ou de la « foi du pratiquant ».

Comme je l’ai dit plus haut, quand nous en venons à désirer le monde idéal après avoir reçu les instructions de nos enseignants tels que Shakyamuni, et que la voix de notre sauveur Amida nous encourage à une profonde introspection, nous en venons à atteindre la paix du cœur, à ressentir une grande joie et notre esprit devient vigoureux.

Il en est vraiment ainsi. Nous vivons dans un pays ou les gens ordinaires sont généralement sacrifiés pour la gloire, les honneurs et les médailles d’un petit groupe d’individus. Il s’agit d’une société dans laquelle les gens ordinaires souffrent pour le bien d’un petit groupe de spéculateurs. Les pauvres ne sont-ils pas traités comme des animaux au mains de plus riches ? Il y a des gens qui hurlent tellement ils ont faim ; il y a des femmes qui vendent leur honneur tellement elles sont pauvres ; il y a des enfants qui sont trempés par la pluie. Les riches et les fonctionnaires éprouvent du plaisir à les traiter comme des jouets, à les oppresser et les forcer au labeur. N’est-ce pas la vérité ?

Puisque ce sont là les stimuli que nous renvoie le monde extérieur, au niveau subjectif nous devenons consumés par l’ambition. Ce monde est vraiment un monde de débauche, un monde de souffrance, une nuit noire. La nature humaine est massacrée par le mal.

Pourtant le Bouddha nous rappelle constamment : « je te protégerai, je te sauverai, je t’aiderai. » Les gens qui ont découvert cette lumière ont en vérité gagné la paix et la joie. Je pense qu’ils ont été libérés de l’angoisse qui les poussait à se détourner du monde et ont gagné l’espoir.

Notre façon de penser ne peut alors que changer drastiquement : « je vais faire ce que le Bouddha souhaite que je fasse, pratiquer ce que le Bouddha souhaite que je pratique et faire des volontés du Bouddha mes propres volontés. Je vais devenir ce que le Bouddha souhaite que je devienne. » Il est temps de faire preuve d’une grande détermination !

Deuxième section : l’action concrète

Deuxièmement, l’action concrète. Puisque la révolution de notre façon de penser discutée ci-dessus est le résultat de notre profonde empathie envers l’amour inconditionnel du Bouddha, nous devons nous ouvrir entièrement à l’esprit de compassion du Bouddha. Nous devons mettre en pratique [cet esprit de compassion]. Même un vieux marquis arrogant de soixante-dix ans ayant reçu l’Ordre du Chrysanthème ne peut pas être appelé un être humain véritable tant qu’il traite une belle jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans comme un jouet. Bien qu’un général ait été victorieux à la guerre, s’il n’a que faire [du nombre de] soldats blessés ou morts [sous ses ordres], il ne vaut pas un centime pour nous. Une personne qui bat un enfant juste parce qu’il est allé épier dans la maison d’un noble est vraiment méprisable.

Non, nous ne voulons pas devenir des bénéficiaires de l’Ordre du Chrysanthème, des généraux ou des nobles comme eux. Nous ne luttons pas pour devenir ce genre de personnes. La seule chose que je souhaite accomplir au travers de toute l’énergie [que je dépense] et de mon travail est le progrès [social] et la vie en communauté. Nous travaillons en vue de produire et nous cultivons notre esprit en vue d’atteindre le Voie. Mais regardez ce qui se passe en réalité ! Nous ne pouvons que nous lamenter quand nous entendons que des fonctionnaires religieux prient les Dieux et Bouddha pour obtenir la victoire. Réellement j’éprouve de la pitié pour ces gens et je suis désolé pour eux.

Nous devons prendre position dans ce monde couvert par les ténèbres et propager la lumière de salut, de paix et de joie [qu’est Namu Amida Butsu]. Seulement alors pourrons-nous réellement assumer nos responsabilités. Mes amis ! Récitez ce Namu Amida Butsu avec nous ! Cessez de prendre plaisir à la victoire et cessez de crier « Banzai ». C’est parce que Namu Amida Butsu est la voix qui guide de manière égale tous les êtres au salut. Mes amis ! Récitez ce Namu Amida Butsu avec nous. Abandonnez vos prétentions aristocratiques et cessez de regarder de haut les gens ordinaires. Mes amis ! Récitez ce Namu Amida Butsu avec nous. Faite disparaitre de votre esprit toutes les pensées de lutte pour votre propre existence et appliquez-vous pour le bien de la vie en communauté. C’est parce que les gens qui récitent Namu Amida Butsu sont déjà inclus parmi habitants de la Terre Pure. Dans la mesure où c’est ce que le Nembutsu signifie, [nos actions] doivent découler du monde spirituel en vue de transformer le système social entièrement. Je suis fermement convaincu que c’est cela ce que socialisme veut dire.

Pour terminer je souhaite citer un passage issu d’une des lettres de Shinran Shônin qui est [souvent] utilisée pour justifier la guerre. Que mes amis, les lecteurs, voient par eux même si cet extrait prône l’ouverture des hostilités ou s’il s’agit d’un appel à la paix.

Le  Go-shôsoku-shû (御消息集 – une Collection de Lettres) dit :

En fin de compte, ne serait-ce pas splendide si toutes les personnes qui récitent le Nembutsu, pas uniquement toi, le faisaient non pas pour eux-mêmes, mais pour le bien de l’empereur et des gens de tout le pays. Ceux qui ne se sentent pas confiant quant à leur naissance [dans la Terre Pure], devraient en premier lieu dire le Nembutsu en souhaitant leur propre naissance [dans le Terre Pure]. Ceux qui pensent que leur naissance [dans la Terre Pure] est certaine devraient, en se rappelant la bienveillance du Bouddha, garder le Nembutsu dans leur cœur et le dire en remerciement pour cette bienveillance tout en faisant le vœu suivant : « puisse la paix régner dans le monde et les enseignements du Bouddha se propager. »


Hélas, c’est un bel exemple de ce proverbe qui dit « la peur nous fait voir des monstres dans le noir ». Bien que le passage ci-dessus soit une ode à la paix, est-ce que des gens l’ont pris pour le son du clairon nous commandant d’attaquer nos ennemis ? Ou bien est-ce moi qui confond les cloches et tambours de guerre avec des ordres de paix ? Je laisse mes amis, les lecteurs, en décider.

Cependant, je m’estime chanceux si je peux entendre les clairons et cloches de batailles comme des odes à la paix. Merci beaucoup.

Namu Amida Butsu

Traduit à partir de la version anglaise de Robert F. Rhodes


Pour en savoir plus :

Pour ceux qui parlent anglais, une conférence de Paul Swanson sur Takagi Kenmyô

Ainsi qu’une biographie de Takagi Kenmyô, toujours par Paul Swanson

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur l’Anarchisme au Japon à l’ère Meiji et l’Incident de Haute Trahison :

Kotoku Shusui, une biographie de cet anarchiste qui serait l’instigateur principal de la tentative d’assassinat de l’Empereur qui aboutira à son arrestation ainsi que celle de Takagi.

En anglais, le texte « My Socialism » de Takagi Kenmyo est trouvable dans :

Living in Amida’s Universal Vow: Essays on Shin Buddhism – edited by Alfred Bloom

Il est également disponible sur internet sous le lien suivant :

http://www.nembutsu.info/indshin/readings/EB-TakagiKenmyo.pdf

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Bouddhiste Jōdo Shinshū basé en Franche-Comté qui souhaite partager avec vous sa passion pour cette tradition méconnue du Bouddhisme Japonais

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