Kiyozawa Manshi : Ma conviction religieuse
L’oeuvre majeure de Kiyozawa Manshi pour la première fois en français
Le révérend Kiyozawa Manshi (1863-1901) est un des penseurs les plus importants de la branche Ōtani du Jōdo Shinshū . « Ma conviction religieuse », son dernier essai écrit juste avant sa mort, est considéré comme son oeuvre majeure.
Ma conviction religieuse
Je parle souvent de choses telles que ma « conviction religieuse (shinnen 信念) » ou le « Tathāgata (nyorai 如来) ». Mais qu’est-ce que j’entends par « conviction religieuse » ? Et quel est ce Tathāgata auquel je crois ? Dans cet essai je vais définir brièvement ce que j’entends par ces deux concepts.
Il doit paraitre, j’imagine, évident que ma conviction religieuse se réfère à la façon dont je crois au Tathāgata. Mais encore me faut-il définir quel sens je donne à ces deux termes, « croire » et « Tathāgata ». Bien que puissant sembler être deux concepts complètements séparés, pour moi ils sont absolument indivisibles. Si on me demande en quoi consiste ma croyance, je réponds qu’il s’agit de croire au Tathāgata. Si on me demande ce qu’est le Tathāgata, je réponds qu’il s’agit de la réalité fondamentale en laquelle je crois. Si nous devions les diviser, nous pourrions les appeler respectivement « croyance » et « ce en quoi je crois ». En d’autres mots, ma croyance est précisément ma conviction religieuse et ce en quoi je crois est le Tathāgata. Si nous voulions avoir recours aux catégories traditionnelles [utilisées dans le Jōdo Shinshū], nous pourrions parler de l’individu qui croit (ki 機) et du Dharma auquel on croit (hō 法). Mais je préfère m’abstenir d’utiliser ce type de termes techniques qui, je le pense, risquent d’obscurcir plutôt que de clarifier ma discussion.
Je souhaite [dans cet essai] répondre à trois questions : 1) Qu’est-ce que j’entends par « je crois » ? 2) Quelles sont mes raisons pour croire ? 3) Quels sont les bénéfices réels qui découlent de cette croyance ? [Dans le cadre de cette discussion, je pense qu’il sera plus simple de commencer par la troisième question et de remonter jusqu’à la première.]
Quels sont les bénéfices réels qui découlent de cette croyance ?
Premièrement, concernant les bénéfices que m’apportent ma croyance. Ma croyance a pour effet principal de dissiper ma détresse et ma souffrance. On pourrait parler d’effet salvifique. Mais peu importe comment nous l’appelons, ce que je peux dire est que pendant ces moments ou je me sens anxieux voir même angoissé, émotions qui peuvent être provoquées par une variété de causes et conditions différentes, si cette croyance vient à se manifester dans mon cœur je me sens soudain calmé, voir même joyeux. La façon dont cela se passe est la suivante : quand ma croyance se manifeste, elle prend complètement possession de mon esprit de telle sorte qu’il n’y reste plus aucune place pour les illusions ou perceptions erronées. À ce stade, peu importe dans quelles circonstances problématiques je me trouve, tant que cette croyance est présente ces choses seront incapables de provoquer en moi des sentiments de détresse ou d’anxiété. En particulier pour quelqu’un d’hypersensible tel que moi, et encore plus maintenant que mon état émotionnel est aggravé par la maladie[1], si cette chose que j’appelle ma croyance n’était pas là, il me serait impossible d’éviter ses sensations extrêmes de détresse et d’anxiété. Je pense cependant que cette croyance est tout autant essentielle pour une personne en bonne santé que pour quelqu’un comme moi qui souffre fréquemment des effets débilitants de la maladie. Il m’arrive aussi parfois de parler d’un sentiment religieux de gratitude. Ce sentiment religieux de gratitude se réfère à la joie que je ressens lorsque mes angoisses ont été balayées par ma croyance.
Pour quelles raisons est-ce que je crois au Tathāgata ?
La seconde question concerne la raison pour laquelle je crois au Tathāgata. Comme je l’ai dit précédemment, cette situation est le résultat des effets de ma croyance, mais il y a également d’autres raisons. En effet, dire que quelqu’un bénéficie des effets d’une croyance n’a de sens qu’à partir du moment où cette personne commence à croire, puisqu’avant de commencer à croire elle ne pouvait avoir aucune idée des effets qui allaient en découler, si tant est qu’il y en ait. Bien entendu, cette personne pouvait avoir entendu parler des effets découlant de cette croyance par une autre personne, et à ce stade pourrait n’avoir aucune raison de ne pas y croire, mais au final l’impact réel des ont dit ne dépasse jamais réellement le stade des simples suppositions. Il n’y a qu’au travers de son expérience personnelle que quelqu’un peut réellement en venir à connaitre la présence ou l’absence de bénéfices d’une croyance.
Mais ma croyance dans le Tathāgata n’est pas que le résultat des bénéfices constatés que m’apportent cette croyance. Elle provient de quelque chose de plus profond. Ma croyance dans le Tathāgata s’est manifestée lorsque j’ai atteint les limites de mes capacités intellectuelles et de mes connaissances. En mettant de coté la période de ma vie pendant laquelle je n’avais pas vraiment d’intérêt pour ce qui se passait dans le monde, à partir du moment où j’ai sérieusement commencé à développer ne serait-ce qu’une once d’intérêt pour la condition de l’être humain, je suis devenu obsédé par la question du sens de la vie. A force de recherches, j’ai fini par en arriver à la conclusion que le sens de la vie est finalement impénétrable, et c’est alors que ma croyance dans le Tathāgata est apparue. Obtenir cette croyance ne nécessite pas forcément que quelqu’un passe par un processus de réflexion personnel aussi long que le mien. Mais, à vrai dire, pour moi il n’aurait pu en être autrement.
Ma croyance contient en elle ma conviction profonde que tous mes efforts personnels sont au final voués à l’échec. Mais avant d’en arriver à cette conviction, il me fallut d’abord épuiser l’entièreté de mes facultés intellectuelles au point où je n’étais même plus capable de lever la tête. Tout ce procédé fut pour moi une véritable épreuve. Avant de finalement atteindre cette limite dont je parle, à maintes reprises j’en étais arrivé à la conclusion que ma conviction religieuse était comme-ceci ou comme-cela, uniquement pour voir au final cette conviction détruite par mes expériences ultérieures. Tant que quelqu’un essaie comme moi d’établir sa conviction religieuse sur la base de la logique ou de la recherche empirique, ce type de mésaventure est inévitable. Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ? Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Qu’est-ce que la joie et qu’est-ce que la peine ? Je suis totalement incapable d’apporter une réponse définitive à ces questions. Lorsque j’ai pris conscience de cela, j’ai finalement déclaré forfait et j’ai placé ma confiance dans le Tathāgata, ce qui devint la base de ma conviction religieuse.
Qu’est-ce que j’entends par « je crois » ?
La troisième question concerne la nature même de ma conviction religieuse. Il s’agit de ma croyance dans le Tathāgata. Le Tathāgata est la réalité fondamentale (hontai 本体) à laquelle je suis non-seulement capable de croire, mais surtout à laquelle je ne peux m’empêcher de croire. Ce Tathāgata en qui je suis capable de croire à, en tant que réalité fondamentale, le pouvoir de me permettre de réaliser mon potentiel dans ce monde, malgré toute l’impuissance de mes efforts personnels et mon incapacité à vivre par moi-même. Confronté à un monde où il faut prendre sans cesse des décisions concernant le bien et le mal, le vrai et le faux, la joie et la peine, et étant moi-même bien incapable d’avoir une compréhension claire de ces notions, je me retrouve dans l’incapacité d’agir. Le Tathāgata en qui je crois en tant que réalité fondamentale est capable de permettre à une personne telle que moi de vivre sereinement et paisiblement dans ce monde. Sans cette croyance dans le Tathāgata, je ne saurais ni vivre ni mourir. Je ne peux pas ne pas croire en ce Tathāgata.
Résumé des points ci-dessus
Ceci était un résumé de ma conviction religieuse. Concernant mon premier point – que ma conviction religieuse me donne le bénéfice d’être soulagé de mes angoisses – le Tathāgata est pour moi Compassion Infinie. Concernant le second – que ma conviction religieuse apparait quand mes facultés intellectuelles atteignent leurs limites – il est Sagesse Infinie. Concernant le troisième – que ma conviction religieuse me permet de vivre dans ce monde – il est Puissance Infinie.
Le Tathāgata est tant que Compassion Infinie
Parce que le Tathāgata est Compassion Infinie, il me permet d’obtenir la paix et la tranquillité à partir du moment où ma conviction religieuse s’établie en moi. Sans avoir besoin d’attendre une potentielle vie après la mort, le Tathāgata auquel je crois m’offre la plus grande joie possible ici et maintenant. Je ne dis pas que d’autres choses ne m’apportent pas également de la joie, mais rien ne surpasse la joie offerte par ma conviction religieuse. Cette joie issue de ma conviction religieuse est ma plus grande joie en ce monde. Il s’agit d’une joie avec laquelle j’expérimente jour après jour. En ce qui concerne la joie dont je pourrais faire l’expérience dans une potentielle vie après la mort[2], je ne peux me prononcer là-dessus puisque je n’en ai pas encore fait l’expérience par moi-même.
Le Tathāgata est tant que Sagesse Infinie
Parce que le Tathāgata est Sagesse Infinie, je reçois la protection de son illumination qui me protège des illusions qui découlent de mes vues erronées. Presque inconsciemment j’ai tendance à me retrouver entrainé dans diverses recherches et investigations futiles. Il m’est même arrivé d’essayer de prouver l’existence de la Compassion Infinie par le biais de mes propres capacités de raisonnement finies et grossières. Cependant, chaque fois que je retombe dans ce type de spéculations futiles, grâce à ma conviction religieuse je finis par en prendre conscience et les abandonne rapidement. Ainsi cette phrase célèbre [de Socrates] « la seule chose que je sais est que je ne sais rien » me parait en effet bien pouvoir être l’apogée de la sagesse humaine, bien que cela soit difficile pour nous à accepter. Moi-même, j’avais l’habitude de tenir des propos tout à fait présomptueux sur de nombreux sujets. Mais maintenant, grâce à ma conviction religieuse, je suis capable d’apprécier les surnoms que c’étaient donnés les maîtres de notre école Hōnen « l’ignorant » et Shinran « l’imbécile tondu ». Je le peux car j’ai moi-même accepté ma propre ignorance. Par le passé, bien qu’ayant conscience que les outils à ma disposition étaient finis et limités, je n’arrivais pas à me libérer moi-même de l’erreur consistant à vouloir définir des standards absolus d’éthique ou de religion ou à vouloir appréhender l’infinie sur la base d’un savoir humain forcément imparfait. J’avais réellement peur que le monde finisse par s’écrouler et la société par se dérégler si j’étais incapable de définir les critères permettant de savoir objectivement ce qui est juste, ou ce qui est bon ou mauvais. Mais maintenant j’en suis arrivé à la conclusion que la connaissance humaine ne sera jamais capable de créer des standards absolus de vérité ou de bonté.
Le Tathāgata est tant que Puissance Infinie
Parce que le Tathāgata est Puissance Infinie, ma conviction religieuse me confère de grands pouvoirs. En temps normal notre bon sens nous permet de savoir comment répondre à une situation donnée. Mais lorsque les choses deviennent un tant soit peu compliquées, nous ne savons plus quoi faire. C’est pour cela que des gens comme moi se lancent dans des recherches et des études pour essayer de définir les bases pour l’éthique et la religion. Ce qui pourtant ne fait qu’augmenter nos propres difficultés à choisir comment agir, nous rendant complètement perplexes. Nous savons tous que nous devons faire attention à ce que nous disons, à la façon dont nous nous conduisons, que nous ne devons pas enfreindre la loi, que nous devons respecter les codes de la moralité, que nous devons être poli et ne devons pas oublier les bonnes manières. Nous avons des obligations envers nous-même, envers les autres, envers notre famille, envers notre mari ou notre femme, envers nos frères et sœurs, envers nos amis, envers les personnes bonnes, envers les personnes mauvaises, envers les vieux, envers les jeunes, et ainsi de suite. Tous ces devoirs et obligations, issus de l’étique et de la morale sont extrêmement difficiles à suivre à la lettre. Toute personne ayant déjà essayé de répondre point par point à chacune de ces obligations n’a pu que se heurter à l’impossibilité de la tâche. Quand je me suis moi-même confronté à cette réalité, j’ai ressenti une détresse immense. Si je n’avais pas eu connaissance d’une autre alternative, je pense que j’en serais arrivé à mettre fin à mes jours. Mais grâce à la religion je me suis débarrassé de cette angoisse et ne ressens plus aucune raison de recourir au suicide. En d’autres mots, grâce à ma croyance en la Compassion Infinie du Tathāgata, je suis aujourd’hui en paix et serein.
Conclusion
Comment est-ce que le Tathāgata m’a permis de gagner cette paix ? Il m’a sauvé en prenant sur lui-même la responsabilité pour tout ce qui ne m’est pas externe. Peu importe les erreurs que j’ai pu commettre, devant le Tathāgata elles n’ont pas la moindre espèce d’importance. Je ne ressens désormais plus aucun besoin de définir ce qui est bon ou mauvais, vrai ou faux. Dans tout ce que je fais, je suis mes penchants et agis comme mon cœur me le commande, sans aucune hésitation. Je n’ai aucune raison de m’inquiéter à propos de mes actions, même si elles s’avèrent être au final des erreurs ou des crimes. Le Tathāgata prend sur lui la responsabilité de toutes mes actions. Simplement en plaçant ma confiance dans ce Tathāgata, je peux vivre continuellement dans la paix. La puissance du Tathāgata est infinie. La puissance du Tathāgata est insurpassable. La puissance du Tathāgata est omniprésente. Le pouvoir du Tathāgata se répand dans toutes les directions et agit librement, sans limitations. En m’en remettant au pouvoir miraculeux de ce Tathāgata, je gagne une grande paix et une grande sérénité. En remettant ma vie au Tathāgata, je ne ressens plus ni anxiété ni malaise.
Il est dit : « vie et mort, richesse et pauvreté sont nommés par décret des cieux » (analectes de Confucius). Le Tathāgata auquel je crois est la personnification de ce décret des cieux, la réalité fondamentale soutenant notre existence.
Traduction réalisée sur la base de la traduction de Mark L. Blum dans Cultivating Spirituality, a Modern Shin Buddhist Anthology et celle de Nobuo Haneda dans December Fan, the Buddhist Essays of Manshi Kiyozawa.
[1] Kiyozawa souffre de la tuberculose depuis plusieurs années quand il écrit ces lignes.
[2] Kiyozawa fait ici référence à la notion de Terre Pure comprise parfois comme une sorte de paradis. Pour Kiyozawa, sa conviction religieuse lui permet de rejoindre la Terre Pure en cette vie-ci. Il préfère ne pas se prononcer sur l’idée de la Terre Pure après la mort puisqu’il n’en a pas encore fait l’expérience.