Essais

Un Jōdo Shinshū immanent ?

Une réflexion sur le Jōdo Shinshū sous un angle immanent

Est-il possible de considérer le Jōdo Shinshū sous un angle immanent ? Quand on pense au Jōdo Shinshū on imagine souvent un bouddhisme purement transcendant et dualiste. En effet, dans l’imaginaire de la plupart des bouddhistes qui connaissent le Jōdo Shinshū, ainsi que dans celui de la plupart de ses propres membres, Amida est perçu comme une figure transcendante et bien séparée du pratiquant qui va le sauver quand il meurt en l’emmenant dans la Terre Pure. Cette dernière elle-même étant perçue comme un monde bien séparé du notre.

En Europe la plupart des quelques pratiquants du Jōdo Shinshū sont très attachés à cette façon de penser. Bien que je respecte leur point de vue, je souhaite ici proposer une potentielle alternative. En vérité, quelque chose d’aussi personnel que le choix d’une religion et la façon d’interpréter son message et ses enseignements se basent forcément sur un ensemble d’attentes perçues ou inconscientes. D’un point de vu personnel il est vraiment intéressant d’essayer de comprendre ce qui nous pousse dans une direction ou une autre d’un point de vue religieux. Par exemple, qu’est-ce qui nous pousse à choisir de croire en une religion qui promet un paradis après la mort. Je veux dire par là quels sont nos raisons, motivations internes et éléments de notre vécu qui nous poussent à choisir comme base pour notre vie quelque chose que nous ne pouvons pas vérifier par nous-même ? Et quelles sont les conséquences de ce choix dans notre vie et notre rapport au monde ?

Dans mon propre cas j’ai choisi le bouddhisme pour son message de compassion et de recherche de la sagesse qui ouvrait pour moi un champ incroyable de possibilités d’expérimentations personnelles et d’approfondissements. Si j’ai choisi le Jōdo Shinshū, c’est parce que les autres traditions du bouddhisme généraient en moi un certain nombre d’aporismes que je ne pouvais pas accepter. Par exemple le concept de communauté monastique séparée des autres pratiquants me parait inacceptable, tout comme la nécessité perçue de se couper du monde pour pratiquer. Je mettais, et mets d’ailleurs toujours, en doute la réelle possibilité d’un être humain à complètement se débarrasser de ses passions. Le Jōdo Shinshū me parait garder le message et les valeurs centrales du bouddhisme tout en proposant une alternative intéressante en ce qui concerne les doutes que je viens de citer.

Pour en revenir au coté transcendant et dualiste du Jōdo Shinshū, je souhaitais dans cet essai réfléchir à la possibilité de considérer le Jōdo Shinshū sous un angle purement immanent et non-duel. Pour cela, je souhaite reprendre chacun des éléments essentiels du Jōdo Shinshū : Amida, le Nembutsu et la Terre Pure, afin de les discuter sous un angle immanent.

1. Amida sous un angle immanent

Amida est un concept central du Jōdo Shinshū. Figure mythologique dont la genèse est conté dans le « Grand Sutra de Vie-Infinie » (Jp. 無量寿経 , Skt. Sukhāvatīvyūhasūtra). Concaténation des deux noms Amitayus (vie-infinie) et Amitabha (lumière infinie), il représente à la fois la sagesse infinie et la compassion infinie.

Il est bien entendu possible de comprendre Amida de plusieurs façons : comme un Bouddha « réel » qui sauve « réellement » des gens après la mort. Comme une personnification transcendante des notions de Compassions et de Sagesse Infinie, accessible à tous à tout moment. Ou comme un potentiel inné chez chacun d’entre nous qu’il est possible d’activer.

Je souhaiterais discuter ici d’Amida en tant que potentiel inné chez chacun d’entre nous qu’il est possible d’activer.

Amida en tant que compassion :

Nous disposons tous en nous d’un potentiel de compassion que nous laissons en temps normal de côté. Ce que je veux dire par là est que généralement nous avons besoin d’une situation particulière qui active en nous la sensation de compassion. L’intérêt d’Amida est de nous pousser à faire ressortir hors contexte cette sensation de compassion envers tous les êtres mais également envers nous-même. Ainsi penser à Amida en tant que symbole de compassion nous permet de faire naître en nous cette sensation de compassion même si nous sommes dans une situation complètement déconnectée du besoin de ressentir de la compassion. Par exemple assis seul sur un coussin de méditation. Ainsi nous apprenons à générer cette sensation de compassion de plus en plus fréquemment, hors contexte, ce qui nous permet de devenir peu à peu plus compassionnés envers les autres et aussi envers nous-même.

Amida en tant que sagesse :

La sagesse contient deux composantes : 1. Toutes les choses sont impermanentes – 2. Toutes les choses sont vides, c’est-à-dire que rien n’existe totalement indépendamment par soi-même.

En intégrant le fait que tout est impermanent, nous nous rappelons qu’il est normal en tant qu’êtres humains que nous ne puissions être plein de compassion en permanence. Il est normal que nous ressentions de la tristesse, de la colère, de l’aversion… ces sensations apparaissent et disparaissent. Notre pratique, en gardant en tête cette notion d’impermanence,  est d’en prendre conscience et de générer à nouveau en nous la compassion représentée par le Bouddha Amida. Mais nous savons qu’il est également normal que cette sensation elle-même finisse par disparaître et nécessite le besoin d’être réactivée pour réapparaître. Il n’y a rien de surprenant à cela, si tout est impermanent. Avoir conscience de cela et l’accepter est une part importante de la compassion envers nous même et les autres.

En intégrant que tout est vide, c’est-à-dire que toutes les choses sont liées entre-elles, conditionnées, et que rien n’existe en totale indépendance, nous apprenons à regarder nos propres conditionnements et à comprendre que nos actions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises impactent forcement le monde qui nous entoure et les autres personnes. Nous nous rendons compte également que les agissements des autres personnes sont le résultat de leurs propres conditionnements. La société même dans laquelle nous vivons nous impose à tous une forme de conditionnement. Bien sur je ne pense pas qu’il soit entièrement possible de prendre conscience de tous les conditionnements les plus subtiles qui influencent notre façon d’agir et de penser, encore moins de nous en débarrasser entièrement, mais au moins le fait de prendre conscience que nous sommes conditionnés d’une façon ou d’une autre est déjà un premier pas. De plus, combiné à la notion d’impermanence, nous comprenons que nos conditionnements, ainsi que ceux des autres, ne sont pas permanents, nous changeons tous en permanence. Il est donc également possible de nous changer et de faire évoluer la société autour de nous.

Ainsi en combinant Amida en tant que compassion et en tant que sagesse, nous apprenons à nous déconditionner de ce que nous impose la société et notre vécu par notre introspection et à nous changer petit à petit par notre habilité à faire appelle à la compassion qui se trouve en nous.

C’est la façon dont je comprends Amitayus et Amitabha. Amitabha représente la lumière que nous créons pour éclairer nos propres conditionnements et façons de penser. Amitayus représente la vie-infinie, c’est-à-dire le retour permanent de notre pratique basée sur la compassion à laquelle, puisqu’elle est également impermanente, nous n’avons d’autre choix que de revenir encore et encore tout au long de notre vie.

2. Le Nembutsu sous un angle immanent

Le Nembutsu, le fait de réciter Namu Amida Butsu, est la pratique centrale du Jōdo Shinshū. Comprise comme étant non pas un mantra, mais une façon de remercier le bouddha pour les bienfaits qu’il nous apporte.

Une vision immanente du Nembutsu consiste à le considérer comme une simple phrase, qui ne devient efficace qu’à partir du moment où elle est « chargée » par le pratiquant du symbolisme de la compassion et de la sagesse que représente Amida. En tant qu’être humains nous avons besoin de mots pour définir nos expériences. Ainsi le Nembutsu est le mot que nous avons associé au fait de rappeler à nous en toutes circonstances les qualités de compassion et de sagesse que nous associons au symbole qu’est le Bouddha Amida. Par exemple, lorsque nous assistons à quelque chose de magnifique et prenons conscience de son impermanence, naturellement le Nembutsu vient à nos lèvres. De même, lorsque nous voyons quelque chose de triste et que nous ne pouvons rien faire, que nous ressentons de la compassion, le Nembutsu vient à nos lèvres. Ou encore, lorsque assis sur notre coussin de méditation, nous éveillons en nous notre potentiel de compassion, le Nembutsu vient à nos lèvres. Ce n’est pas que le Nembutsu a des vertus transcendantes, mais plutôt que nous même en tant qu’être humain avons fait du Nembutsu un moyen de reconnaître et de saluer concrètement un ensemble de sentiments et d’actions que nous associons aux qualités du Bouddha Amida. Ainsi, quand Shinran dit que le Nembutsu seul est vrai et réel, je pense qu’il l’entend en ce sens. Ce mot devient pour nous chargé d’une symbolique tellement forte que nous en faisons le réceptacle des valeurs primordiales que nous voulons voir associées à notre vie.

3. La Terre Pure sous un angle immanent

Pour beaucoup de bouddhistes, la Terre Pure est une destination post-mortem. Lieu de pratique suprême loin des limitations et difficultés de notre monde, il est facile d’y devenir un bouddha.
Dans le Jōdo Shinshū, la Terre Pure a traditionnellement été plutôt comprise comme synonyme du Nirvana. Ainsi, traditionnellement le Jōdo Shinshū enseigne que nous atteignons en cette vie l’état des fixés dans le vrai et le Nirvana une fois que nous mourrons.

Je pense qu’il est possible de comprendre la Terre Pure de façons différente. La Terre Pure est pour moi notre état intérieur lorsque nous réalisons en nous les valeurs de compassion et de sagesse associées au symbole qu’est le Bouddha Amida et que je décrivais au point 2, ces cas où nous prononçons alors spontanément le Nembutsu. Puisque cet état est également impermanent, il ne dure pas et nous revenons intérieurement à notre monde normal. Cependant au fur et à mesure que nous nous rendons intérieurement dans la Terre Pure, notre façon de penser change et nous sommes en mesure d’agir de façon meilleure pour le monde qui nous entoure. Bien entendu ce changement n’est pas radical, il se fait au fur et à mesure car il n’est pas facile de nous débarrasser de nos conditionnements.

Une autre façon de comprendre la Terre Pure de façon immanente est de la comprendre en tant qu’utopie dont nous pouvons nous servir pour juger notre monde actuel et réfléchir à comment l’améliorer. En effet, la Terre Pure est une terre de paix, d’égalité, de non-discrimination, où il est donné à tous les habitants une éducation et des chances égales. Pour moi la notion de Terre Pure ne doit pas rester qu’une simple utopie, mais doit devenir pour nous une source d’aspiration qui nous nous aide à définir comment nous pouvons agir pour améliorer le monde.

Pour approfondir ce sujet, je vous conseille cet article de Ugo Dessi en anglais : The Pure Land as a Principle of Social Criticism


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Moine Bouddhiste Jōdo Shinshū basé en Franche-Comté, ordonné dans la tradition Shinshû Ôtani ha en 2022 à Kyôto, qui souhaite partager avec vous sa passion pour cette tradition méconnue du Bouddhisme Japonais

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