Shōshinge – Quinzième Stance : Nāgārjuna – sur le naturel et les définitivement fixés
Comment entrer naturellement dans le groupe des définitivement fixés ?
Introduction
Le Shōshin Nembutsu Ge (正信念佛偈 – le poème sur la croyance véritable dans le Nembutsu) souvent abrégé Shōshinge est un poème long de 30 stances qui est récité tous les jours dans les temples Jōdo Shinshū. Il est extrait du Kyōgyōshinshō (教行信証), l’œuvre majeure de Shinran (親鸞, 1173 – 1262), le fondateur de notre école Jōdo Shinshū.
Dans cette quinzième stance, Shinran paraphrase le « commentaire sur les dix étapes des bodhisattvas » de Nāgārjuna. Il aborde ainsi deux notions primordiales pour lui : le naturel (Jinen, 自然) et l’entrée dans le groupe des définitivement fixés.
Quinzième stance du Shōshinge – Traduction
(15) [Nāgārjuna dit :] Lorsqu’on en vient à garder constamment à l’esprit le vœu primordial d’Amida
憶念彌陀佛本願 – Oku nen Mi da butsu hon gan
Sans que s’écoule un instant, on entre naturellement dans [le groupe des] définitivement fixés.
自然即時入必定 – Ji nen soku ji nyū hitsu jō
Alors nous prononçons constamment le nom de l’Ainsi-Venu
唯能常稱如來號 – Yui nō jō shō nyo rai gō
En signe de gratitude envers la bonté exprimée par ses grands vœux pleins de compassion
應報大悲弘誓恩 – Ō hō dai hi gu zei on
Quinzième stance du Shōshinge – Commentaire : Comment entrer naturellement dans le groupe des définitivement fixés ?
Cette stance du Shōshinge est une paraphrase que fait Shinran du « commentaire sur les dix étapes des bodhisattvas » de Nāgārjuna dans lequel se trouve la stance suivante :
Ceux qui pensent au Bouddha Amida,
À ses vertus et pouvoirs sans mesures,
Atteignent immédiatement l’étape des définitivement fixés.
Pour cette raison je pense constamment au Bouddha.
Dans le premier vers, Shinran parle de garder constamment à l’esprit le vœu primordial d’Amida. Cela ne veut pas dire que pour rejoindre le groupe des fixés dans le vrai il est nécessaire de penser consciemment en permanence au Bouddha et à ses vœux. En effet, cela ne serait juste pas possible pour une personne normale. Nous sommes tous constamment accaparés par de nombreuses pensées, qu’elles soient relatives à notre travail, notre famille, nos loisirs, nos joies, nos contrariétés… Ces pensées occultent presque en permanence la pensée du Bouddha et de ces vœux, et il n’y a rien d’anormal à cela. Nous ne sommes que des êtres humains.
Ce que Shinran veut dire ici est que lorsque nous réalisons l’expérience de Shinjin pour la première fois, c’est-à-dire lorsque nous prenons conscience pour la première fois que la Compassion et la Sagesse représentées par le Bouddha Amida sont accessibles à tout moment, alors quelque chose change de façon subtile dans notre subconscient. Ce changement dans notre subconscient fait que même si nous oublions régulièrement le Bouddha et ses vœux, inconsciemment cette réalisation ne disparait jamais vraiment. C’est pour cela qu’il est dit que nous entrons immédiatement dans le groupe des définitivement fixés. Même si nous oublions le Bouddha pendant quelques temps, il suffit alors souvent d’un petit rien, d’un simple déclencheur, pour faire remonter à la surface de notre conscience notre appréciation pour les vœux du Bouddha. Ça peut être le sourire d’une personne qu’on aime, la beauté d’une scène de la nature, ou encore la tristesse que l’on ressent.
Shinran utilise dans cette stance un terme primordial pour lui : le naturel ou le spontané (Jinen, 自然). Ce terme se trouve notamment dans Grand Soutra de Vie-Infinie (JPY. 無量寿経 , Skt. Sukhāvatīvyūhasūtra) dans lequel il est dit :
Obligatoirement on finit par abandonner ce monde, le transcendant et s’en séparant, et on atteint la naissance dans la Terre du Bonheur-Paisible. On coupe transversalement à travers les cinq destinées mauvaises et ces destinées mauvaises se ferment naturellement (Jinen, 自然). Atteindre la voie est sans limite ; il est facile d’y aller et pourtant personne ne naît en ce lieu. Jamais en désaccord avec cette Terre, on est attiré [vers elle] par son activité spontanée (Jinen, 自然).
Dans une lettre écrite à un de ses disciples intitulée « concernant Jinen-Honi », il explique sa compréhension de ce terme :
Jinen signifie qu’il en est ainsi depuis le tout-début. Les vœux d’Amida, sont, depuis le tout-début, conçus pour nous amener à nous en remettre à eux – en disant « Namu Amida Butsu » – et pour nous recevoir dans la Terre Pure ; rien de ceci n’est le fruit de nos propres calculs. Ainsi le pratiquant n’a aucunement à s’inquiéter d’être bon ou mauvais. C’est le sens de Jinen tel qu’on me l’a enseigné.
Ainsi, à partir du moment où nous atteignons Shinjin, nous n’avons plus alors à nous soucier si régulièrement notre égo refait surface et de nous trouver pris dans des querelles ou des disputes. Assez vite la Compassion et la Sagesse du Bouddha referont naturellement surface dans notre conscience et nous aurons alors l’occasion de de réfléchir à notre comportement, ce qui nous permettra de nous améliorer.
Jinen veut aussi dire que le fait que nous nous en remettions à la Compassion et Sagesse du Bouddha n’a pas à être « forcée ». Tout se fait de façon naturelle, depuis les événements qui nous poussent à nous intéresser au bouddhisme, en passant par le fait d’atteindre Shinjin et notre vie après Shinjin. Cela ne veut pas dire accepter aveuglément une forme de déterminisme, mais signifie plutôt que les personnes ayant atteint Shinjin et qui portent un regard sur les événements de leur vie voient plus facilement enchaînement de causes à effets les ayant amenées naturellement à cette réalisation. Ce chemin est propre aux conditions personnelles de chacun et peut donc être complètement différent d’une personne à l’autre.
Un exemple intéressant de chemin qui pourrait passer à première vue pour l’opposé de ce naturel est le cas du révérend Kiyozawa Manshi.
Ce dernier est connu pour s’être tourné pendant cinq ans vers un mode de vie ascétique extrême dans sa quête de la voie bouddhique. Cette expérience fut si extrême qu’il développa une tuberculose dont il finira par mourir. Il était également connu pour ses incroyables capacités de réflexion et son travail acharné en vue de comprendre le bouddhisme. Pourtant, il finit à la fin de sa vie par abandonner tout cela en s’en remettant entièrement à la Compassion et la Sagesse Infinies représentées par ce qu’il appelle, dans l’extrait ci-dessous, le Tathāgata. Il explique ainsi dans son dernier essai « Ma conviction religieuse » (Waga Shinnen,我信念), écrit une semaine avant sa mort :
Ma croyance dans le Tathāgata s’est manifestée lorsque j’ai atteint les limites de mes capacités intellectuelles et de ma connaissance. En mettant de côté la période de ma vie pendant laquelle je n’avais pas vraiment d’intérêt pour ce qui se passait dans le monde, à partir du moment où j’ai sérieusement commencé à développer ne serait-ce qu’une once d’intérêt pour la condition de l’être humain, je suis devenu obsédé par la question du sens de la vie. A force de recherches, j’ai fini par en arriver à la conclusion que le sens de la vie est finalement impénétrable, et c’est alors que ma croyance dans le Tathāgata est apparue. Obtenir cette croyance ne nécessite pas forcément que quelqu’un passe par un processus de réflexion personnel aussi long que le mien. Mais, à vrai dire, pour moi il n’aurait pu en être autrement.
Lorsque le révérend Kiyozawa Manshi réfléchit à son parcours l’ayant amené à placer sa confiance dans le Tathāgata, il se rend compte que pour lui aucun autre chemin n’aurait pu être possible. Aussi éloigné des standards de vie habituels du Jōdo Shinshū que puisse avoir été la vie du révérend Kiyozawa Manshi, pour lui aucun autre chemin n’aurait pu être possible. Son chemin personnel vers Shinjin passait naturellement par le besoin d’aller au bout de ses propres forces. Il s’agit là de ce qui répondait à ses propres conditions personnelles, et comme il le reconnait lui-même, cela ne veut aucunement dire que d’autres personnes soient obligées de passer par le même chemin ardu que lui.
Lorsque naturellement nous nous remémorons la Compassion et la Sagesse du Bouddha, alors nous prononçons le Nembutsu, Namu Amida Butsu, en signe de gratitude. Ce Nembustu est, lui aussi, prononcé naturellement. Il n’a pas à être « forcé », il est l’expression spontanée d’un sentiment de gratitude que nous ressentons en pensant au Bouddha. Cette notion de Nembutsu en tant qu’expression de gratitude sera reprise par Rennyo, considéré comme le second fondateur de notre école, qui l’expliquera en détail dans ses nombreuses lettres adressées à ses disciples.