Shōshinge – Seizième Stance : Vasubandhu
Vasubandhu, le Yogācāra et son Traité sur la Terre Pure
Introduction
Le Shōshin Nembutsu Ge (正信念佛偈 – le poème sur la croyance véritable dans le Nembutsu) souvent abrégé Shōshinge est un poème long de 30 stances qui est récité tous les jours dans les temples Jōdo Shinshū. Il est extrait du Kyōgyōshinshō (教行信証), l’œuvre majeure de Shinran (親鸞, 1173 – 1262), le fondateur de notre école Jōdo Shinshū.
Dans cette seizième stance, Shinran présente Vasubandhu, une des figures les plus connues de l’histoire du bouddhisme Mahayana et également l’auteur du Traité sur la Terre Pure.
Seizième stance du Shōshinge – Traduction
(16) Le Bodhisattva Vasubandhu composa le Traité [sur la Terre Pure] dans lequel il déclare :
天親菩薩造論説 – Ten jin bo satsu zō ron setsu
Qu’il s’en remet à l’Ainsi-Venu Lumière-Illimitée ;
歸命無礙光如來 – Ki myō Mu ge kō nyo rai
Il révéla la vérité en accord avec les soutras
依修多羅顯眞實 – E shu ta ra ken shin jitsu
Et clarifia les grands vœux permettant le saut transversal [vers la bouddhéité]
光闡横超大誓願 – Kō sen ō chō dai sei gan
Seizième stance du Shōshinge – Commentaire : Vasubandhu, le Yogācāra et son Traité sur la Terre Pure
Vasubandhu (est. IV – V siècles), dont le nom japonais est Tenjin (天親) est le deuxième patriarche du Jōdo Shinshū. Il est également une des figures les plus connues de l’histoire du bouddhisme Mahayana. Ancien moine Theravada, spécialiste de l’Abhidhamma, il finit par se convertir au Mahayana par le biais de son frère Asanga. Ensemble ils fonderont le courant Yogācāra, un des deux courants majeurs du Mahayana avec le Madhyamaka de Nāgārjuna.
Là où le Madhyamaka se focalise sur la notion de vide au niveau de la vérité ultime – puisque tous les phénomènes sont considérés comme étant interdépendants et impermanents – mais accepte l’existence relative au niveau conventionnel des phénomènes, pour le Yogācāra tous les phénomènes sont irréels car entièrement dépendants de la perception qu’en fait l’esprit de chacun. Ainsi, la perception d’un même objet qu’aura un être humain sera différente de celle d’un chat par exemple. Et même entre deux humains, un même objet pourra être perçu comme beau ou répugnant, comme agréable ou désagréable en fonction du vécu et des perceptions de chacun. On en conclut donc que cet objet n’a pas d’existence réelle, puisque chacun le perçoit différent. Ainsi chaque objet n’a d’existence que dans la conscience de chacun des êtres qui le perçoivent.
De ce fait le Yogācāra a développé un système focalisé sur le fonctionnement de l’esprit humain. Il n’est pas possible dans le cadre de ce commentaire du Shōshinge de décrire en détail ce système extrêmement complexe et subtil. Aussi je me contenterai d’en faire un résumé volontairement simplifié et très succinct.
Le Yogācāra propose un système basé sur huit consciences. Les cinq premières étant les cinq consciences sensorielles – relatives au goût, à l’ouïe, à l’odorat, au touché et la vue – auxquelles s’ajoute une sixième : la conscience mentale – ayant pour objet les phénomènes mentaux. Si ces six consciences étaient déjà présentes dans les systèmes bouddhiques précédents tels que l’Abhidhamma dont Vasubandhu était un spécialiste, les deux consciences suivantes sont spécifiques au Yogācāra. Il s’agit de la conscience mentale souillée « kliṣṭamanas » et de la conscience fondamentale « ālayavijñāna ». La conscience mentale souillée est celle qui, se basant sur les autres consciences, créée l’illusion d’un moi séparé bien réel. La conscience fondamentale, ālayavijñāna, est celle qui stocke tous les évènements de notre vie et est ainsi considérée comme le réceptacle de nos traces karmiques.
Pour donner un exemple concret du fonctionnement de ces différentes consciences, prenons le cas d’une brûlure. La première fois qu’un enfant s’approche d’un feu, il ignore concrètement qu’il peut se brûler. Lorsqu’il touche les flammes pour la première fois, sa conscience du touché ressent la sensation de brûlure qui va être perçu par la conscience mentale comme étant désagréable. Ce ressenti va être enregistré dans l’ ālayavijñāna qui va associer flamme et douleur. Ainsi la prochaine fois que l’enfant s’approchera d’un feu, il saura d’instinct qu’il ne faut pas toucher les flammes sinon il risque d’avoir mal. La conscience mentale souillée, quant à elle, va se servir de cette expérience pour créer l’impression que l’enfant existe en tant que personne séparée et dont une des caractéristiques est qu’il a peur des flammes. Bien entendu cet exemple n’est qu’une simplification dont le seul but est de donner une idée du fonctionnement de ce système et qui n’a aucunement pour vocation d’en saisir toute la complexité et la subtilité.
D’autant plus que, comme c’était déjà le cas avec Nāgārjuna, Shinran n’est pas vraiment intéressé par les théories et les œuvres pour lesquels Vasubandhu est le plus connu dans l’histoire du bouddhisme. A la place il va se concentrer sur un seul de ses textes, le Traité sur la Terre Pure (Jōdo Ron, 浄土論)[1].
Ce texte qui semble perdu au milieu des œuvres plus connues de Vasubandhu est pourtant d’une importance capitale dans l’histoire du bouddhisme de la Terre Pure. En effet, c’est grâce à son propre commentaire sur ce traité de Vasubandhu que le troisième patriarche Tanluan (Donran, 曇鸞) deviendra connu. Ce texte fait donc la liaison entre les branches indiennes et chinoise de la Terre Pure.
Au début de son Traité sur la Terre Pure, Vasubandhu déclame les vers suivants, que Shinran paraphrase dans sa seizième stance du Shōshinge :
O Honoré du monde, d’un cœur unique
Je prends refuge dans l’ainsi-venu à la lumière sans-limites
Remplissant les dix directions
Et aspire à naître dans la Terre du Bonheur paisible,
En me fiant aux soutras
Dans les lesquels la manifestation des vertus vraies et correctes est enseignée,
Je compose un hymne montrant mes aspirations, une condensation,
En accord avec les enseignements du Bouddha.
Et un peu plus loin :
Contemplant le pouvoir du Vœu Primordial du Bouddha,
Je vois que parmi ceux qui le croisent il n’en est aucun pour qui cela est vain
Rapidement il complète et parfait
Le grand océan-trésor des vertus
[1] Traduit en français par le Révérend Jean Eracle dans « Trois Soutras et un traité de la Terre Pure » aux éditions Points.