Shōshinge – Dix-septième Stance : Vasubandhu – sur le transfert de mérites et le cœur unique
Sur le transfert de mérites de la part du Bouddha Amida (ekō, 回向) et la notion de cœur unique (isshin, 一心)
Introduction
Le Shōshin Nembutsu Ge (正信念佛偈 – le poème sur la croyance véritable dans le Nembutsu) souvent abrégé Shōshinge est un poème long de 30 stances qui est récité tous les jours dans les temples Jōdo Shinshū. Il est extrait du Kyōgyōshinshō (教行信証), l’œuvre majeure de Shinran (親鸞, 1173 – 1262), le fondateur de notre école Jōdo Shinshū.
Dans cette dix-septième stance, Shinran en ce basant sur le Traité de la Terre Pure de Vasubandhu aborde deux notions clés de sa pensée : le transfert de mérites de la part du Bouddha Amida et la notion de cœur unique.
Dix-septième stance du Shōshinge – Traduction
(17) Se basant sur la force du vœu primordial qui transfère ses mérites [à tous les êtres]
廣由本願力回向 – Kō yu hon gan riki e kō
Afin de libérer la multitude des êtres, il manifesta le cœur unique.
爲度群生彰一心 – I do gun jō shō is shin
[Et expliqua :] « Lorsque nous entrons dans le grand océan-trésor de mérites,
歸入功徳大寶海 – Ki nyū ku doku dai hō kai
Nous sommes certains de rejoindre la Grande Assemblée [des Bouddha et bodhisattvas]
必獲入大會衆數 – Hitsu gyaku nyū dai e shu shu
Dix-septième stance du Shōshinge – Commentaire : Sur le transfert de mérites de la part du Bouddha Amida (ekō, 回向) et la notion de cœur unique (isshin, 一心)
Cette dix-septième stance introduit deux nouveaux termes cruciaux dans la pensée de Shinran : la notion de transfert de mérites de la part du Bouddha Amida (ekō, 回向) et la notion de cœur unique (isshin, 一心).
La notion de transfert de mérites est une notion clé du Mahayana qui veut qu’un pratiquant puisse transférer à d’autres êtres les mérites qu’il gagne par sa pratique bouddhique. Cette activité s’inscrit dans l’idéal du bodhisattva qui souhaite que tous les êtres puissent progresser en même temps que lui-même, et qui pratique donc non pas uniquement pour sa propre édification, mais bien pour l’ensemble des êtres.
Pour Shinran, il est cependant malheureusement clair que pour la plupart des gens il est impossible de transférer en toute sincérité ses propres mérites. Il explique ainsi dans le chapitre sur Foi dans son œuvre majeure le Kyōgyōshinshō :
Cependant, les êtres sentients de l’infinité des mondes, pataugeant dans la mer des passions aveugles et dérivant, coulant dans l’océan des vies et des morts, manquent de l’esprit vrai et réel [nécessaire au] transfert de leurs mérites ; il leur manque la pureté d’esprit [nécessaire au] transfert de leurs mérites.
C’est pour cela que, pour Shinran, ce transfert de mérites n’est pas réalisé par le pratiquant, mais bien par le Bouddha Amida lui-même qui transfère ses propres mérites à tous les êtres. Ce transfert a deux buts : le premier est de nous faire quitter ce monde pour nous faire entrer dans la Terre Pure (ōsō-ekō, 往相廻向), le second est de nous faire quitter la Terre Pure pour revenir dans notre monde (gensō-ekō, 還相廻向).
Concernant le transfert de mérites pour nous faire entrer dans la Terre Pure, Shinran conclut dans le chapitre sur la réalisation dans le Kyōgyōshinshō :
En contemplant les enseignements, la pratique, Shinjin et la réalisation qui sont la vraie essence de la voie de la Terre Pure, je vois que tous ces aspects sont le bénéfice que l’Ainsi-Venu [Amida] dirige vers nous en vertu de sa grande compassion.
Ainsi, qu’il s’agisse de la cause ou du résultat, il n’est rien du tout qui n’ait pas été accompli par le transfert de mérites de l’Ainsi-Venu Amida en direction de tous les êtres en vertu de la pureté de ses vœux et de son esprit. Parce que la cause est pure, le fruit aussi est pur.
Ainsi, qu’il s’agisse des enseignements (les trois soutras de la Terre Pure et les commentaires des patriarches), de la pratique (le Nembutsu) ou de Shinjin (le fait de placer toute notre confiance dans la Compassion et la Sagesse Infinies symbolisées par le Bouddha), tout cela n’a rien à voir avec les forces du pratiquant. Il s’agit en réalité de l’action de la Compassion et de la Sagesse Infinies dans notre vie qui nous poussent à chercher les enseignements, à les mettre en pratique et finalement à atteindre Shinjin. Chacun de ces aspects étant liés à un des vœux du Bouddha dans le Grand Soutra de Vie-Infinie qui ont été évoqués dans les stances précédentes du Shōshinge.
Mais pour Shinran, les vœux du Bouddha vont plus loin. Bien ancré dans la perspective Mahayana, le but de ce transfert de mérites n’est pas de nous couper du monde pour profiter de la joie que nous procure la Compassion et la Sagesse du Bouddha. Car dès que nous avons atteint la Terre Pure, le transfert de mérites du Bouddha en vue de notre retour sur Terre nous pousse à quitter cet état pour retourner dans le monde et en faire profiter les autres. Cet aspect sera détaillé plus largement dans le commentaire de la prochaine stance du Shōshinge qui en parle plus spécifiquement.
Ce double transfert de mérites a généralement été compris comme indiquant que dans un premier temps nous naissons dans la Terre Pure quand nous mourrons et que nous atteignons alors immédiatement l’Eveil. Puis que nous retournons immédiatement dans notre monde sous la forme d’un bodhisattva pour aider les êtres sentients. Cependant ma compréhension de ce double transfert de mérites est qu’il est également déjà pleinement actif dans notre vie, dans le sens où je pense que nous effectuons en réalité cet aller-retour vers la Terre Pure de multiples fois au cours de notre vie. En effet, pour moi, chaque fois que nous abandonnons notre égo et que la Compassion et Sagesse du Bouddha entrent dans nos vies, nous pénétrons, ne serait-ce que pour quelques instants, dans la Terre Pure. Cette expérience est très courte, et presque immédiatement nous revenons dans notre monde. Pourtant à chaque fois que nous faisons cet aller-retour, petit à petit, nous nous transformons et nous approchons de l’idéal de Compassion et de Sagesse que représente le Bouddha Amida.
Concernant le cœur unique, ce terme est utilisé en relation avec les 3 cœurs listés dans le 18ème vœu d’Amida décrit dans le Grand Soutra de Vie-Infinie :
Si, lorsque je serai devenu Bouddha, les êtres sentients dans les mondes des dix directions qui, s’en remettant à moi joyeusement et sincèrement, désirant renaitre dans ma Terre, et appelant mon nom ne serait-ce que dix fois, ne devaient pas y naitre, alors que je n’obtienne pas l’Eveil Parfait.
Ces trois cœurs sont donc le cœur sincère (shishin, 至心), la foi paisible (ou foi joyeuse, shingyō, 信楽) et le désir de naître dans la Terre Pure (yokushō, 欲生). Traditionnellement, ces trois cœurs étaient compris comme trois caractéristiques ou états d’esprit bien distincts qu’il était nécessaire de générer pour pouvoir atteindre la naissance dans la Terre Pure. Il était donc considéré que, si ne serait-ce qu’un seul de ces cœurs était manquant, une personne ne pourrait atteindre la Terre Pure. Or pour Shinran, Shinjin, qui est synonyme de l’expression « cœur unique » de Vasubandhu, est une expérience qui regroupe en elle ces trois cœurs. Ainsi, le chapitre sur la Foi du Kyōgyōshinshō contient le commentaire suivant de Shinran sur l’expression « cœur unique » employée par Vasubandhu :
Question : Parmi les vœux primordiaux [du Bouddha Amida], le vœu du cœur sincère, de la foi paisible et du désir de naître [dans la Terre Pure] a été établi. Pourquoi est-ce que Vasubandhu, l’auteur du traité, parle du « cœur unique » ?
Réponse : Afin de rendre [le vœu] plus facilement compréhensible pour les êtres sentients ignorants et sots. Bien que l’Ainsi-Venu Amida expose les trois cœurs, la vraie cause permettant d’atteindre le nirvana est seulement Shinjin ; il me semble que c’est pour cette raison que Vasubandhu combine les trois [cœurs] en un seul. »
Shinran développe ensuite longuement son argumentaire expliquant pourquoi les trois cœurs ne sont au final que le cœur unique en se basant sur des extraits de plusieurs soutras et des écrits de patriarches de la Terre Pure pour arriver à la conclusion suivante :
En vérité nous savons que, bien que les termes cœur sincère, foi paisible et désir de renaître [dans la Terre Pure] diffèrent, leur signification est la même. Pourquoi ? Parce que ces trois cœurs sont complètement libres des entraves du doute. Il s’agit donc du cœur vrai et réel qui est unique. C’est ce qu’on appelle le cœur vrai qui est comme le diamant. Le cœur vrai qui est comme le diamant est Shinjin qui est vrai et réel. Shinjin, qui est vrai et réel, s’accompagne toujours par [la prononciation du] Nom. [La prononciation du] Nom n’est, en revanche, pas nécessairement accompagnée par Shinjin issue du pouvoir du vœu [du Bouddha Amida]. C’est pour cela que [Vasubandhu,] l’auteur du Traité, le commence par ces mots : « Moi, d’un cœur unique ». De plus, il dit : « On souhaite être en accord avec [le Nom] en pratiquant en accord avec la réalité.
Ainsi pour Shinran le cœur unique, Shinjin – qui est le cœur qui s’en remet entièrement au Bouddha Amida – contient en lui les trois cœurs et ne provient pas des efforts du pratiquant mais bien de l’action de la Compassion et de la Sagesse Infinies dans notre vie.